IMAGINAIRE ET IMAGINATION

IMAGINAIRE ET IMAGINATION
IMAGINAIRE ET IMAGINATION

Le champ sémantique des divers vocables dérivés en français du terme d’image risquerait d’être singulièrement appauvri si l’interprétation en était faite sur le seul fondement étymologique du latin imago . Dans son acception originaire, ce terme vise en effet le trait de ressemblance dont se trouve marquée une représentation, et les emplois dans lesquels on le rencontre, du produit à l’image des ancêtres et même au spectre, des visions du rêve aux fables, intéressent au même titre l’affinité de la reproduction avec l’original. Aussi bien imago a-t-il même racine qu’imitor . S’agit-il au contraire de donner un équivalent à notre «imaginaire», c’est-à-dire à ce genre de représentation dont c’est l’essence de nous soustraire au déjà-vu, et d’ériger un monde dont on entend souligner qu’il est sans modèle, c’est à d’autres racines qu’il sera fait appel, dont les connexions sémantiques s’étendent de la sphère de la fiction – res fictae – à celle des prodiges – portenta . Ainsi s’explique la confusion du domaine relevant de l’«imagination». Les manuels de psychologie du début du siècle la masquaient et la trahissaient, dans l’opposition d’une imagination «reproductrice» et d’une imagination «créatrice»: simple témoignage de l’obligation où s’est trouvée la psychologie d’intégrer à la tradition léguée par l’imago latine une diversité d’acceptions qui en mesurent l’insuffisance initiale.

Dans la mesure où les y engageaient des préoccupations techniques, les écrivains latins ont bien marqué d’ailleurs par leurs emprunts terminologiques l’obligation où ils étaient de renouveler leur lexique de l’imaginaire, et c’est vers le grec qu’ils se sont tout naturellement tournés par une série d’emprunts dont l’usage français a lui-même bénéficié. De l’équivalent grec de l’imago latine, c’est-à-dire de l’«icône» ( 﨎晴諸益), on dissociera le fantasme ( 﨏見益精見靖猪見), c’est-à-dire l’objet de la 﨏見益精見靖晴見 (fantaisie) auquel le 﨏見益精見靖精晴礼益 (phantastikon) correspond en des acceptions qui sont l’anticipation du «fantastique» français. Aussi bien un peuple philosophe était-il voué à introduire dans le registre de l’imagination une interrogation portant sur la réalité de son objet: le «phantastikon», ainsi qu’en témoigne Le Sophiste de Platon, c’est l’aspect sous lequel l’objet de fantaisie ( 﨏見益精見靖晴見), c’est-à-dire le fantasme ou 﨏見益精見靖猪見, participe du non-être. Sans doute faut-il observer que l’image-copie pourrait trouver ici encore une extension de sens. La représentation «fantastique» ne se connaît pas d’original, elle est sans modèle dans le réel, mais elle soutient ce paradoxe de prêter à un contenu irréalisable, ou pour le moins tenu pour irréel, l’apparence d’une réalité. Mais de ce déplacement surgit précisément le problème de l’imaginaire: comment l’image, en tant qu’image, peut-elle parodier le réel? Comment l’image destinée à reproduire les traits caractéristiques d’un objet se trouve-t-elle revendiquer dans l’imaginaire les traits d’une quasi-réalité? La relation de l’image à l’imaginaire n’est pas un aspect particulier du problème, c’est le problème même de l’imaginaire.

1. Sources romantiques et élaboration psychanalytique

Vers l’inconscient et vers le monde: telles sont les deux directions où cette relation a été appelée à se déterminer de nos jours, et dont il conviendrait aussi de marquer, du point de vue le plus général de l’histoire des idées, la solidarité.

Tout d’abord il est remarquable que l’analyse de la sphère inconsciente, en tant que matrice de l’activité imageante, se voit en effet donné pour champ la survivance d’une recherche initialement tournée vers le monde. Ainsi Novalis, dans une poésie entendue comme une magie naturelle, restituait-il le procès d’intériorisation des opérations de l’alchimie. Au commencement, Freud à son tour le soulignera; au commencement était l’acte; et de toute pensée nous sommes fondés à dire qu’elle prend origine de la réalité de cet acte. Réinvesti par la puissance imageante, le monde imaginaire retrouvera donc, avec le statut d’une quasi-réalité, l’équivalent représentatif de ce que fut l’intervention primitive de l’homme dans la réalité de sa pratique. Albert Béguin ne s’y trompait pas, lorsqu’il évoquait au seuil de sa classique étude sur L’Âme romantique et le rêve l’inspiration d’un Paracelse, d’un Agrippa de Nettesheim ou d’un Van Helmont. Et le romantisme gardera, en effet, la trace de cette origine ancestrale, dans la mesure où il reportera dans le lointain d’une communication spontanée le règne souverain de l’image: «Les sens et les passions ne parlent que par images, n’entendent que des images. Tout le trésor de la connaissance, comme celui de la félicité humaine, consiste en images. L’âge d’or primitif fut un âge où l’humanité parlait sa langue maternelle, qui est la poésie, antérieure à la prose comme le jardinage est antérieur à l’agriculture, la peinture à l’écriture, le chant à la déclamation, les métaphores aux raisonnements, et le troc au commerce.» Ainsi s’exprimait en 1762, dans son Esthétique dans une noix , J. G. Hamann, le «Mage du Nord».

Or l’inconscient des poètes et des philosophes de la nature, cet inconscient dont l’image est le langage natif, celui de Troxler, de Schubert, de Carus, ne fera que sanctionner le déplacement vers le centre de l’intimité de ce foyer de nostalgie, et le premier Novalis en avait formulé à ce titre le paradoxe. «Le monde intérieur m’appartient en quelque sorte plus que le monde extérieur. Il est si chaleureux, si familier, si intime – on voudrait y vivre tout entier – c’est une vraie patrie. Dommage qu’il soit si imprécis, si pareil au rêve. Faut-il donc que ce qui est le plus vrai, le meilleur ait l’air si irréel, et que ce qui est irréel paraisse si vrai?» La notion freudienne de l’étrangeté est ici déjà présente avec l’ambivalence de l’expérience qui la constitue, conjonction de la reconnaissance et du dépaysement, saisissement de la familiarité la plus profonde; et autour de ce noyau poétique toute l’investigation des sources de l’imaginaire et des formes dans lesquelles la conscience les recueille: rêve, fantasme ou mythes.

Mais si la conception psychanalytique de l’image apparaît ainsi préfigurée par le développement d’une tradition proprement littéraire, il reste à comprendre sur quel fondement cette filiation s’établit. Et c’est précisément dans cette voie que s’est engagée la pensée psychanalytique, dans la mesure où elle a pu surprendre la genèse des processus d’imagination au sein d’une expérience de langage, qui est celle de la talking cure . L’inconscient en effet tend à s’exprimer. Il tend à s’exprimer dans l’écriture du rêve, il tend à s’exprimer dans le fantasme. Du moment, donc, où l’image se détermine comme un moment de la communication, du moment, en d’autres termes, où elle se révèle comme expressive de part en part, son appartenance à la sphère de la littérature ne fait plus question. Simplement faudra-t-il préciser la nature des transformations qui lui assurent en cet ordre du discours une assise: perspective récemment introduite, sans doute, dans la théorie empirique de l’image, mais dont la suggestion ne laisse pas que d’être fort ancienne: c’est le «fantasme» de la Rhétorique d’Aristote ou du De institutione oratoria de Quintilien.

Mais tout langage s’adresse, ou plutôt, à propos de tout langage, la question se pose de savoir si et à qui il s’adresse. Et cette référence suffit à prêter une signification psychanalytique à la solidarité conçue par la pensée romantique entre la pulsion inconsciente dont l’imagination est hantée, et la genèse des mondes imaginaires sur laquelle elle débouche.

L’expérience psychanalytique engage en effet à se représenter l’inconscient comme un réseau de connexions rétroactivement issu des avatars de la communication. Or, par rapport aux éléments de ce réseau, l’autre sur lequel se polarise l’exigence inconsciente d’expression assume la fonction d’un système de référence présidant à leur distribution sélective. Il en est, autrement dit, le lieu d’émergence. Et on comprendra, corrélativement, que le retour du refoulé constitue cette instance régulatrice en un foyer d’organisation qui soit, en tant que matrice d’objets substitutifs, l’équivalent d’un monde. De son surgissement, la plus éclatante des illustrations est apportée par l’analyse qu’a donnée Freud du délire du président Schreber. Sans doute le niveau auquel elle se situe n’est-il pas originellement celui de l’imaginaire, mais celui du symbolique. Mais précisément elle nous atteste la dépendance où se trouve l’imaginaire du foyer symbolique de l’expression. Kant en eut le pressentiment, le Kant de la Critique du jugement , lui qui donna pour soutien à la créativité géniale l’infinité d’une raison où nous ne pouvons méconnaître l’illimitation du rapport de communication. Du moins nous laisse-t-il encore à parcourir après lui le champ ainsi ouvert, à l’articuler en ses différents domaines qui sont ceux des Beaux-Arts dans leur suprême puissance, à situer enfin chacun d’eux par rapport à l’expansion du sujet.

Le problème de l’imagination se trouvera ainsi défini au point de convergence d’un double mouvement de recherche, dont l’un visera dans l’inconscient la source des investissements affectifs de l’image, dont l’autre suivra sa destinée dans le développement des mondes imaginaires. Encore faut-il souligner que dans cette investigation la psychologie est fille de la vie, gardienne d’une énigme originairement rencontrée au niveau de la plus commune des expériences.

2. Des jeux de la nature à l’illusionnisme optique

L’image, avant d’être un phénomène du sujet, est, en effet, une ironie des choses, et c’est en réponse à leur sollicitation que s’est éveillé l’intérêt de l’esprit théorique. Rappelons seulement, bien en deçà de la spéculation romantique, l’effort déployé depuis l’Antiquité en vue de capter et de varier ces jeux de la nature que sont les illusions optiques. Particulièrement précieuses, à cet égard, sont les indications où l’on voit Platon s’engager à la suite d’Héraclite ou de Démocrite. «J’appelle images ( 﨎‘ 晴礼益見﨟), dit La République , d’abord les ombres, ensuite les reflets ( 﨏見益精見靖猪見精見) qu’on voit dans les eaux ou à la surface des corps opaques, polis et brillants, et toutes les représentations de ce genre.» Aussi bien les développements de l’instrumentation optique ont-ils apporté le plus rigoureux des commentaires à la parenté directement saisie par les Grecs entre les jeux de la lumière et les productions de la fantaisie, en soulignant le rôle directeur rempli dans la conquête de l’imaginaire par les techniques où, de tout temps, les hommes se sont enchantés de les fixer. Et sans doute le reflet des eaux n’aurait-il pas sollicité avec une telle intensité les ressources de l’invention technique, si son énigme ne renvoyait à celle du regard. Capter l’image, c’est un peu capter l’âme; le Platon du Phédon ne s’éloignait guère de ce registre ambigu lorsqu’il évoquait la différence de l’avoir et du posséder; et qu’il ait choisi pour l’illustrer l’exemple de l’oiseleur ne serait pas non plus pour nous surprendre.

Mais ainsi comprendra-t-on que ces jeux de maîtrise qu’apporte l’art des miroirs aient soutenu la chasse spirituelle dont la production fantastique jalonne le labyrinthe. En des travaux justement célèbres, plus spécialement consacrés aux Anamorphoses ou Perspectives curieuses , Baltrušaitis en a marqué l’importance dans l’art et la pensée des XVIe et XVIIe siècles: «La perspective, rappelle-t-il, est généralement considérée dans l’histoire de l’art comme un facteur de réalisme restituant la troisième dimension.» En vérité, «c’est avant tout un artifice dont la nature varie selon les conceptions de l’œuvre», et dont il s’agira de traiter «les aspects fantastiques et le côté absurde». La perspective est donc prise ici dans sa fonction purement esthétique. On ne se préoccupe pas de la participation de la troisième dimension à la construction de la réalité: la tenant pour effectivement acquise dans la perception, on se demande de quelle variation son «image» est susceptible – son image, c’est-à-dire sa coupe sur un écran à deux dimensions. L’anamorphose sera donc conçue comme cette opération qui «renverse ses éléments et ses principes; au lieu d’une réduction à leurs limites visibles, c’est une projection des formes hors d’elles-mêmes, et leur dislocation, de manière qu’elles se redressent lorsqu’elles sont vues d’un point de vue déterminé». Mais ces transformations n’ont pas seulement valeur formelle. Les changements à vue qu’elles ménagent assurent une illustration aux opérations les plus variées de l’entendement, dont les objets pulvérisés tiendront leur charge affective d’une participation équivoque à un double système de référence. «La perspective prend place dans un système de connaissance du monde... L’anamorphose rejoint les sciences occultes, et en même temps les théories du doute, ce qui nous amène aux vanités.»

En bref, il existe, serait-on tenté de dire, une sorte de rêve naturel, capté aux jeux indéfiniment multipliés de l’optique; et sans doute n’est-ce pas hasard si Freud, au moment de construire le modèle de l’appareil psychique destiné à donner à l’interprétation du rêve un cadre explicatif, l’a emprunté au même registre optique, en recourant toutefois à l’exemple du microscope. Qui tenterait de suivre la contribution des techniques de l’optique à la constitution d’une théorie des images et de l’imaginaire aurait donc à dater et à interpréter le développement particulier des techniques de rapprochement et d’éloignement, dans un courant général d’illusionnisme issu primitivement de la catoptrique. Ainsi comprendrait-on l’appui qu’elles ont apporté, non seulement à la description des paysages imaginaires, mais à la pénétration et à la figuration de leur genèse – autrement dit à l’intelligence de cette hantise d’une présence prochaine qu’est le désir.

3. L’expression onirique: psychanalyse et phénoménologie

Que l’apport de la psychanalyse freudienne ait été décisif à cet égard, on s’en convaincra d’autant mieux qu’on l’aura plus précisément déterminé sur le terrain qui lui est propre.

De toute évidence en effet, Freud n’aurait en rien innové, s’il s’était borné à assigner pour ressort aux processus d’imagination une force pulsionnelle. Une telle conception «dynamique» de l’imaginaire est déjà présente dans l’œuvre d’Aristote. Elle ne fait que prolonger, sous forme systématique, la tradition ancestrale des poètes et des moralistes, et depuis Aristote, à travers les stoïciens, elle se perpétuera jusqu’aux prédécesseurs immédiats de Freud.

Mais l’originalité de la psychanalyse freudienne n’a pas été d’enrichir une tradition spéculative. Elle a été de fonder cette tradition, plus précisément de lui prêter forme théorique sur le double fondement empirique de l’analyse du rêve et de l’analyse des névroses. Sur ce terrain, la solidarité du désir et de l’image s’est révélée bien autrement profonde qu’une représentation purement spéculative ne l’aurait laissé soupçonner.

Qu’est-ce en effet que le désir ? La réponse apportée par Freud en un passage fameux du VIIe chapitre de L’Interprétation des rêves repose sur la distinction, et en même temps sur la liaison de fait, entre le besoin et le désir. Le nourrisson, en situation d’impuissance, fait appel à l’adulte tutélaire pour la satisfaction de son besoin. Désormais, il gardera la hantise du retour de cette présence bénéfique, et par là se trouve défini le désir. Cette première conception, il est vrai, s’est trouvée, vingt ans plus tard, profondément remaniée, avec la conception des pulsions de mort. La satisfaction du désir, tel qu’on vient de le situer, étant laissée à l’arbitraire d’autrui, on pourra dire en effet que le désir qu’on vient d’évoquer n’a d’autre objet, en son fond, qu’un désir étranger. Quant au désir propre, il se déterminerait en tout premier lieu comme agressivité.

Encore reste-t-il qu’il ne s’actualisera que par le détour d’un investissement d’objet, en sorte que demeure entièrement légitime la conception du désir comme renvoyant de cet investissement à la perception effective de la première présence secourable.

Or une telle notion du désir n’assigne pas seulement en cet objet primordial le pôle ultime de sa visée. Elle fournit en même temps l’explication du mode sous lequel le rêve satisfait à la fonction qui est la sienne. L’Interprétation des rêves apporte en effet la preuve que le rêve est la «réalisation» d’un désir. Mais le désir tend à la réactualisation, à la reviviscence d’une présence. Sa «réalisation» doit donc se produire sous les espèces d’un sentiment de présence effective, et il revient précisément à l’image de rêve de satisfaire à cette exigence. En bref, le «phénomène» du rêve, ou la manière dont il se donne à l’imagination du rêveur, ne sont pas extérieurs à la fonction du rêve, ils traduisent l’essence même du désir que le rêve a pour fonction de réaliser.

La théorie freudienne du rêve ne se cantonne donc pas dans une «interprétation» du vécu. Elle en fonde la reconstruction; et l’intérêt spécifique d’une telle démarche se dégagera mieux encore de sa confrontation avec le plus attachant des commentaires philosophiques auxquels le rêve ait donné matière, celui de Sartre dans L’Imaginaire . «Psychologie phénoménologique de l’imagination», le sous-titre de l’essai fixe en effet les limites de l’entreprise: elle vise essentiellement à «décrire» la grande fonction «irréalisante» de la conscience ou «imagination», et «son corrélatif noématique, l’imaginaire». De fait, aucun aperçu ne nous sera donné des causes par lesquelles tel type d’organisation psychique, plutôt qu’un autre type, vient à se proposer dans une expérience caractéristique. Et nous ne pouvions sans doute escompter cette démarche explicative de la réflexion de style cartésien qui, dans la pensée de Sartre, est fondée à nous livrer tout ce que nous pouvons avoir de connaissance certaine touchant la structure intentionnelle de l’image.

Mais le travail de Sartre ne se réduit pas à cette reprise réflexive. On passe, en effet, dans la description de l’image, du certain au probable, du moment où, s’interrogeant sur sa matière, on se voit contraint d’en chercher l’illustration sur les données hypothétiques accessibles à une investigation expérimentale; ainsi, après avoir acquis l’assurance de l’indépendance de la conscience imageante par rapport au type perceptif, apprendra-t-on qu’il s’agit toujours «en l’occurrence, d’une attitude globale et sui generis qui a un sens et une utilité»: l’image en effet «tente de faire comparaître l’objet devant elle pour le voir ou mieux encore pour le posséder ». Mais «cette tentative où toute pensée risquerait d’ailleurs de s’enliser est toujours un échec: les objets sont affectés du caractère d’irréalité». On voit ici l’enseignement reçu de Freud; mais on mesure aussi combien l’analyse phénoménologique apparaît en retrait de l’interprétation psychanalytique.

D’où vient en effet que le sujet s’emploie à «faire comparaître» l’objet en son actualité? On nous dira que «la pensée irréfléchie» au niveau de laquelle se situe l’image «est une possession». Nous comprendrons alors que «l’image porte en elle un pouvoir persuasif de mauvais aloi, qui vient de l’ambiguïté de sa nature». Mais d’où vient que le sujet y cède effectivement, et que cette complaisance ait pour sanction un type de phénomène spécifique? La question se posera évidemment par privilège sur le terrain du rêve, et l’on sait la réponse qu’y donne Sartre: «Tout ce qui se passe dans un rêve, j’y crois, mais je ne fais qu’y croire.» Il s’agit là «d’un genre de fascination sans position d’existence». Une conscience réfléchie viendra-t-elle à traverser le domaine institué, alors en effet je percevrais l’objet; mais ce serait à la condition de m’éveiller. Seulement, la question demeure: si la production de l’imaginaire doit être comprise fonctionnellement, quel est le statut de la fonction qui s’y accomplit? Et à quel titre cette fonction se satisfait-elle du mode d’organisation propre à l’imaginaire?

À cette double interrogation répond la conception freudienne du désir, et du rêve en tant que «remplissement» (Erfüllung ) ou «réalisation» du désir. Car d’abord la conscience onirique est vouée à exprimer en sa configuration la «réalisation» d’un désir – qui est le désir de dormir; et d’autre part le mode sous lequel se donne l’objet du rêve traduit la visée propre du désir, qui est de réactualiser la première présence tutélaire. S’il est vrai que l’image visuellement soit hantée du désir de posséder, nous nous demandions d’où vient au rêve cet étrange pouvoir de se satisfaire d’une illusion de présence? La précision qui manque à Sartre sur ce point, Freud l’avait justement apportée: le rêve tient de sa fonction les caractéristiques de son mode de présence. Car le désir qu’il a pour fonction de «remplir» ne vise rien d’autre que la modification d’un optatif intentionnel en un indicatif.

Dans cette explication du mode de présence du rêve, toutefois, ou encore dans cette fonction de l’image même, en tant qu’elle rassemble et que précipite en elle un sentiment de présence, transparaît l’exigence dont l’insatisfaction commande le recours à l’imagination, et qui est exigence d’expression. Freud l’a souligné: on n’a pas saisi toute l’importance du fait que le rêve est un langage, et plus précisément un langage écrit. Faute, en effet, de pouvoir articuler son vœu en présence d’autrui, le sujet s’en rend visuellement présent le contenu. Le rêve, ainsi, est un message, mais un message dont le narcissisme du sommeil confond l’expéditeur et le destinataire: la meilleure des preuves en serait apportée par ces rêves de magnificence ou de munificence où le regard du rêveur se rend témoignage de lui-même. On comprend que la déhiscence de cette totalité narcissique surgisse, avec le déploiement de la communication vigile, une série de formes où la psychanalyse du rêve trouve à la fois sa confirmation, et un champ d’application généralisé: créer une œuvre plastique, sera-ce jamais autre chose que de fixer sous une vision commune un rêve de beauté? Reste à produire, cependant, cette série, dans ses jalons intermédiaires. Mais la difficulté est ici d’évoquer, en des cadres qui sont précisément ceux de la conscience commune, un premier genre d’expérience intermédiaire entre le rêve et la perception, et dont il est revenu à Freud de faire la découverte.

4. Fantasme et communication

De tous les phénomènes sur lesquels porte l’investigation psychanalytique, le fantasme est en effet celui dont il est le plus difficile de procurer la notion, en l’absence d’une expérience directe de la cure dont il est une production spécifique; représentation intermédiaire entre l’image et l’événement, représentation de chose qui serait en même temps sillage d’un processus, traversant inopinément le champ perceptif du patient à l’approche, par exemple, d’une séance d’analyse, différant aussi bien d’une échappée de rêverie par la vivacité avec laquelle elle se noue et s’impose, d’une quasi-hallucination par le sentiment qu’a le sujet d’y être impliqué, d’une hallucination vraie par le fait qu’aucune créance ne s’y attache en ce qui touche son appartenance à l’ordre des choses, en bref, le phénomène le plus propre à illustrer par sa densité cette notion de «réalité psychique», qui, en opposition à la réalité extérieure, en soutient l’élaboration théorique. De fait, c’est par l’analyse critique du statut de réalité des prétendus «souvenirs» hystériques que Freud en a progressivement dégagé les traits spécifiques.

La question primitive est d’ordre psycho-pathologique: quel crédit faire à l’hystérique, lorsqu’elle produit le récit des entreprises de séduction dont elle aurait été l’objet, enfant, de la part de personnes de son entourage? Freud s’y est d’abord trompé, acceptant, ainsi qu’il en était sollicité, de reconnaître aux scènes évoquées par ses patients le statut psychologique de souvenir, et à leur contenu, celui d’événements effectifs. Ainsi s’est constituée sa première théorie de l’hystérie, théorie traumatique, héritière à certains égards de l’ancienne théorie du choc, et selon laquelle l’événement infantile, censé réel, de la séduction, aurait eu par lui-même portée étiologique.

L’évidence psychologique du témoignage a dû cependant céder à l’analyse: le noyau du récit hystérique n’est pas nécessairement, il n’est pas généralement un souvenir. Sa modalité n’est pas celle de la réalité, au sens de la réalité effective d’un événement passé. Qu’est-ce à dire, et comment en comprendre le surgissement? C’est en réponse à cette question critique que s’est constituée la notion du fantasme – dont la terminologie précisera immédiatement la fonction, en tant qu’il est fantasme de désir: le sujet hystérique n’a pas été l’objet d’une agression, il traduit dans son imagerie fantasmatique le désir qu’il a eu, et dont il repousse l’aveu, d’être l’objet de cette agression.

Soulignons donc ce fait essentiel: ce que le désir vise à travers le fantasme, c’est une initiative d’autrui. Autrement dit, le sujet du fantasme, en l’occurrence, actualise sous les espèces d’une agression étrangère le désir qui est le sien. Et nous ne pouvons dès lors nous défendre de ce principe qu’il se donne pour objet de désir l’actualisation du fantasme de désir de l’autre, formulation dont la première suggestion dans la Phénoménologie de Hegel n’infirme en rien l’originalité, lorsqu’elle est avec Lacan transposée dans le registre de la psychanalyse. Aussi bien Freud en donne-t-il lui-même l’indication précise, lorsqu’il interprète le fantasme du Vautour de Léonard. «La violence des carences qu’il révèle, écrit-il, n’était que trop naturelle; la pauvre mère abandonnée devait épancher dans l’amour maternel et tout son souvenir des tendresses perdues et sa nostalgie de tendresses nouvelles; elle se sentait poussée, non seulement à se dédommager elle-même de n’avoir pas d’époux, mais à dédommager l’enfant de n’avoir pas de père qui l’eût caressé. Alors, à la façon des mères insatisfaites, elle mit le petit enfant à la place de l’époux et le dépouilla, par une trop précoce maturation de son érotisme, d’une partie de sa virilité.» Le désir de Léonard «répond» donc, à la lettre, au désir de sa mère; et son fantasme est de part en part phénomène d’expression, dans la mesure où le désir dont il vise l’actualisation est phénomène intersubjectif. Si la psychologie a souvent méconnu ces connexions, pour nous si manifestes aujourd’hui, c’est qu’il appartient précisément au fantasme de suppléer à la défaillance de l’expression parlée. Simplement convient-il, en raison de la diversité des acceptions couvertes par la notion, d’en esquisser la généalogie selon les niveaux d’expression dont elle relève.

5. Sédimentation sociale de l’imaginaire

La tâche est relativement aisée, puisqu’on dispose désormais dans cette vue d’un fil directeur. Partons en effet du rêve. Il se caractérise par la suspension de la position de l’ego, sujet de l’énonciation, et par son éclatement en une multiplicité d’acteurs imaginaires qui sont les protagonistes du rêve. La même raison qui fait que sont convertis en inscriptions plastiques les signifiants dont est tissée la parole vigile préside donc à l’aliénation du locuteur, précipité en une position narcissique. Oubliera-t-on que Narcisse n’est voué à s’abîmer dans l’image où il brûle de se rejoindre, que pour avoir ignoré les appels lointains d’Echo? Mais s’anéantir en son image, le rêveur ne le peut, qu’il ne s’éveille: le désir de dormir l’en détourne, et le rêve ainsi le soutient, faut-il dire sur une autre scène, ou mieux dans les coulisses de son désir, parmi les panoplies qui sont les défroques de sa vie? Jamais le pessimisme de Freud ne s’est plus profondément exprimé qu’en cette épigraphe où il a placé sous le signe de l’Achéron son interprétation des rêves.

Mais si la vie éveillée est le songe d’un songe, c’est un songe où l’ego tente d’abord d’assumer ses rôles, et les différents types de fantaisie peuvent être alors distribués en série, selon les divers modes de son implication; et d’abord le fantasme déjà évoqué en sa spécificité dans l’expérience même de la cure, et dont les caractères les plus généraux nous deviendront clairs si nous y reconnaissons la marque, encore voilée, de la renaissance de l’ego.

Essayons, en effet, de le rendre à son contexte. L’ego est sorti de son silence, mais il est confronté au silence d’autrui, en l’occurrence de l’analyste. Nous comprenons donc que l’initiative que prend le sujet de se dire, et qui est l’apanage de la veille, s’écrase en une production imaginaire où se perpétue la fonction du rêve. L’image s’énonce elle-même, l’énonciation s’actualise en image: compromis désigné par Freud comme relevant du registre du jeu. Mais, avec l’éveil de l’ego, le temps, ignoré de l’inconscient, a repris son cours. Déjà, s’y est inséré, dans l’amorce d’une dramatisation, le fantasme où l’ego s’énonce ou plutôt s’annonce. À mesure cependant que se déploie le sujet, à mesure aussi le temps s’ouvre, jusqu’au point où l’intentionnalité de la fantaisie représentera, comme par réfraction, les premiers moments de sa genèse. «Ne nous figurons pas, écrit Freud dans un article de 1908 sur la création littéraire, que les créations de cette activité de l’imagination, les divers fantasmes, châteaux en Espagne ou rêves éveillés, soient fixes et immuables.» En effet, «ils se modèlent bien plutôt sur les impressions successives qu’apporte la vie, ils se modifient avec chaque oscillation dans la situation de vie». En dépit des difficultés de traduction, le sens paraît clair: le fantasme trahit la recollection par le sujet de son propre devenir.

Recueillir sur l’écran d’une vision spéculaire le reflet mobile d’une identité personnelle dont il échoue à se donner en autrui le soutien, telle est donc la fonction qu’assume le fantasme dans l’économie d’un sujet voué à l’expression. Aux différents niveaux où le situera l’extension généralisée de la notion, du rôle inscrit au théâtre du rêve jusqu’à ces formations fuligineuses qui traversent à la façon de météorites le champ de l’analyse, elle nous atteste cette position paradoxale et toujours précaire de l’ego: je ne parle en mon nom propre qu’à la condition de me désigner en tant que «je» parle comme inscriptible dans le champ d’expression d’un autre sujet. Une déduction des formes de l’imagination apparaît alors possible, en principe. Elle se fondera sur les vicissitudes de cette relation de communication dont la brisure nous est signifiée par l’éclat du fantasme.

Tâche encore à peine amorcée, dont on pressent seulement qu’elle doit déboucher sur une sociologie et sur une technologie de l’imaginaire, c’est-à-dire sur la mise en évidence de ces réseaux anonymes de communication où la société contemporaine prolonge et déploie les processus élémentaires d’expression prochaine. De même, effectivement, que le silence analytique a révélé par contrecoup le fantasme, de même, et sur une échelle démesurément étendue, l’avènement d’une sociabilité impersonnelle suscite par contrecoup un imaginaire auquel elle imprime sa forme. Et l’on ne saurait donc que par une abstraction provisoire dissocier la description des organisations les plus élémentaires de l’imagination de ce contexte de civilisation où la dépersonnalisation du réel trouve sa sanction dans la personnalisation de l’imaginaire.

Encore faut-il le maintenir: cette signification effectivement attachée de nos jours à la sociologie de l’imaginaire, nous n’en saisissons la valeur que dans la mesure où nous en portons par devers nous les structures. On pourrait bien en effet concevoir une interprétation purement sociologique de cette compensation assurée dans le registre imaginaire à l’anonymat social. Dans une perspective marxiste, par exemple, la dépersonnalisation ayant été caractérisée comme la manifestation d’une frustration effective, d’ordre économique et non pas symbolique, la production imaginaire serait entendue comme dérivation d’une menace de revendication réelle vers des satisfactions substitutives, purement illusoires. De même encore, dans un type de théorie tout opposé, puisqu’il s’appuie sur un principe fonctionnel, à l’exclusion de toute forme particulière de coercition historiquement déterminée, c’est à bien des égards d’une sociologie de l’imaginaire que se réclame Bergson, lorsqu’il comprend la production mythique comme réaction au pouvoir dissolvant de l’intelligence. Simplement faut-il ajouter que la société opère en son sein cette régulation afin de satisfaire à des exigences qui convergent avec celles de la nature.

Qu’il s’agisse pourtant d’une sociologie pure ou d’une forme mixte, intermédiaire entre l’ordre biologique et l’ordre social, que la dérivation de la représentation vers des objets ou des croyances substitutives s’opère dans l’intérêt des possédants ou dans l’intérêt d’une fonction promue par l’évolution à un rôle d’usurpation, reste à comprendre comment le stratagème réussit; il se peut, pour prendre un exemple trivial, qu’un certain système économique prédispose le consommateur à se laisser capter par la publicité; celle-ci ne crée pas pour autant de toute pièce le mécanisme qu’elle utilise. Et si l’exemple de la publicité est ici tout naturellement évoqué, c’est qu’on sent bien qu’il transpose et caricature à son niveau propre le ressort le plus primitif de l’imaginaire.

6. L’imagination matérielle

Sommes-nous cependant en droit de prendre pour index d’une déduction de l’imaginaire un dynamisme dont c’est l’essence d’être une construction de l’analyse? La question est d’autant plus pressante que nous cherchons à restituer la fonction du fantasme dans l’élaboration de l’imaginaire: nous ne saurions donc préjuger de l’origine du dynamisme qui y préside. Les analyses qui précèdent tendaient à contester à l’imagination toute autonomie. Mais nous avons de son travail une expérience intime, et celle-ci semble témoigner en sens opposé: non seulement, en effet, l’imagination ne prend conseil que d’elle-même dans son déploiement, mais ce déploiement est actualisation. Nous n’assistons pas à l’investissement d’objets ni même de représentations internes, par une puissance avide de s’y matérialiser. Cette matérialisation s’opère du dedans même de l’intention imageante; bien plus, elle s’effectue selon des lignes de force qui en autorisent un classement systématique selon les grandes catégories entre lesquelles se distribuent les substances. En bref il existe une «imagination matérielle» distincte de l’imagination formelle, et dont Bachelard, en des travaux célèbres, s’est employé à illustrer la notion, imagination du feu, de l’air, de la terre et de l’eau avec laquelle nous familiarisera la pratique des poètes et que nous pourrons cultiver dans le secret de nos prédilections méditatives, qui n’intéresse pas moins l’épistémologue que le rêveur, ou plutôt qui fait sa part au rêveur dans le travail de l’épistémologue, dans la mesure où cette imagination de la matière sous-jacente à la science appellera cependant de sa part les rectifications d’une rationalité en devenir.

La question, néanmoins, ne peut être éludée du rapport de cette analyse, ou même, selon le témoignage initial et jamais entièrement répudié de Bachelard dans son premier essai sur le feu, du rapport de cette «psychanalyse» à une psychanalyse entendue de façon quelque peu rigoureuse, c’est-à-dire dans l’acception précise où son inventeur l’a prise. Or, Bachelard ne s’est jamais prononcé clairement sur ce point, et si l’on doit même reconnaître en ses références quelque laxisme à cet égard, l’explication peut en être simplement cherchée dans la décadence des études freudiennes à l’époque où il développait ses premières recherches. Par un incroyable renversement, le Freud auquel il nous renvoie parfois fait en effet figure d’organiciste. Nous ne pouvons cependant, du seul point de vue méthodologique, ignorer aujourd’hui tout le parti qu’un liseur de poèmes aurait pu tirer, entre bien d’autres, des pages du commentaire de la Gradiva de Jensen, dans lesquelles Freud a si fortement marqué l’analogie de la démarche poétique avec l’intervention psychanalytique. Et cette sensibilisation, dont le mérite initial revient à Lacan, nous engage tout naturellement, sur le fondement même de la documentation réunie par Bachelard, en une élaboration nouvelle de la notion d’imagination matérielle.

Il est clair tout d’abord que l’image matérielle de Bachelard est de part en part traversée par une intention de communication affective, dont les nuances concernent seulement le degré d’anthropomorphisme de l’image explicite. Mais toute la question est de comprendre comment cette évocation ou cette invocation s’accommode de la théorie de l’imagination matérielle professée par Bachelard. Celle-ci se donne prise sur l’étoffe des choses par elle-même et par ses pouvoirs propres. Comment ce mouvement d’actualisation intérieure, où rien ne se produit que le style de surgissement de l’image, se trouve-t-il donc porter la marque d’une certaine qualité de contact? En quoi l’image est-elle vouée à être matérielle et expressive, et cela solidairement? La réponse nous est immédiatement suggérée par la nature du terrain sur lequel la question est posée. Ce n’est pas hasard, en effet, si Bachelard a pris ses exemples des poètes ou de prosateurs animés par l’esprit de poésie. Car le langage poétique n’est tel que de se rendre participable de la dimension subjective. Autrement dit, l’ego de l’énonciation, l’ego qui pose et déroule la phrase en l’articulant, n’est plus désormais en retrait sur la signification qu’il propose, il s’y exprime immédiatement et actuellement; il y participe notamment, comme l’a montré Roman Jakobson, en nous rendant sensibles, à l’appui qu’il prend sur le registre phonétique et sur le clavier des différences caractéristiques de la langue, pour déployer la trame des significations qu’il transmet.

Or cette option continuée, c’est la subjectivité même, et nous avons appris à la connaître dans l’émergence de l’ego qui, sur le fond du rêve, s’enlève et se désigne à autrui, nouant à son adresse le sens épars dont il se donnait, endormi, la figuration plastique. Que vienne cependant à s’inscrire dans la parole la trajectoire de sa naissance – l’une de ces trajectoires infiniment variables dont chacune consacre la singularité de son inhérence retrouvée au monde – et nous pénétrons dans le registre poétique.

Mais nous pénétrons de ce fait même dans le domaine de l’imagination matérielle. Qui ne voit en effet que ces «substances» qu’elle vise – eau et feu, terre et ciel – nous désignent les modes de l’individualisation, et que la charge affective qui s’y attache nous rend témoignage de ses avatars? Imagination de la matière, en effet, pourvu que nous gardions à ce terme le sens qu’y attachaient Platon et Aristote, cette marque de précarité et à la limite de négativité que la critique moderne a portée sur le moi.

7. Du symbole au mythe

On comprend alors la tentation de constituer une symbolique générale de l’imaginaire, on voit aussi les limites qu’impose la restitution critique de ses sources à l’usage qui en serait tenté dans le champ de la métaphysique, voire même de l’exégèse théologique. De façon assez paradoxale, en effet, c’est à la faveur de la découverte freudienne que s’est amorcé, sous l’impulsion de Jung, ce rajeunissement de l’ésotérisme ancestral. L’analyse des rêves ayant révélé la productivité (ce qui n’est pas dire la créativité) du dynamisme inconscient, l’inconscient, en retour, a servi à cautionner toute conjecture dont on aurait été en peine d’administrer la preuve. Mais ce que l’on gagnait en généralité, il fallait bien le perdre en précision. En particulier, si la notion du symbolisme de l’imaginaire était appelée à une extension indéfinie au-delà des conditions empiriques dans lesquelles elle avait été validée, c’est-à-dire en dehors du contexte technique de la cure, et de la trame de son déroulement effectif, il fallait bien que le principe voilé de cette symbolique généralisée fût lui-même affranchi des déterminations qui en eussent restreint l’exercice. À cette exigence a répondu l’élaboration de la notion jungienne de libido comprise comme énergie désexualisée. Mais dans la mesure même où cette généralisation se développe, elle fait éclater les limites de la subjectivité individuelle, pour déboucher alors sur une symbolique de l’inconscient collectif. En bref, l’indétermination épistémologique du concept de l’imaginaire trouve sa mesure dans l’illimitation du champ où l’on se flatte de le faire opérer, aussi bien que dans l’ampleur de sa vulgarisation dans toutes les directions des sciences de la culture.

Une telle entreprise trouvera au contraire son statut dans une perspective critique. L’insuffisance de l’interprétation jungienne et postjungienne du symbolisme tenait à sa méconnaissance des connexions établies par la théorie moderne entre l’imagination et le discours. Du moment, en effet, où l’imaginaire se trouve situé par rapport à cet ordre de discours, de ce moment, on comprend qu’il participe d’une dimension d’universalisation. Et sans doute y a-t-il paradoxe à ordonner à cette universalisation la singularité de l’ego. Mais ce paradoxe, c’est l’imagination même qui le noue, dans la mesure où la symbolique qu’elle vise exprime au creux du discours les conditions de surgissement du sujet de l’énonciation. Est-ce à dire qu’elle se réduise à représenter au sujet sa propre naissance? Mais le sujet n’est que le déploiement d’un champ de différences. La trace déposée par l’ego dans le mouvement perpétué de sa renaissance ne fera ainsi que dessiner le schéma sur lequel se composera la symbolique de l’imaginaire, aux différents niveaux de la communication et selon les déterminations progressivement enrichies que le sujet est appelé à y recevoir.

Ainsi Ernest Jones remarquait-il que la symbolique, à travers la variété de ses modes, se réfère au corps propre, aux relations de parenté, à la naissance, à la vie et à la mort. Telles sont, en effet, les plus simples des figurations où puissent s’exprimer le motif originel et la singularité de l’ego à l’état naissant. Encore sont-elles prises déjà dans un ordre intersubjectif qui représente les conditions minimales d’une prise de conscience. Tracer le développement de l’imaginaire, ce serait restituer les transformations de cette symbolique première – et d’abord au niveau du mythe qui consacre son avènement dans la forme de l’extériorité.

Du rêve au mythe, si le retournement est en effet complet, c’est qu’il s’accomplit entre les positions d’une même structure. Le rêve est l’illustration d’un récit voilé; le mythe est un récit dont l’illustration demeure virtuelle, et sur l’organisation duquel ont porté les progrès accomplis depuis le XIXe siècle dans l’interprétation de l’imagination mythique.

On ne s’étonnera pas, au terme des observations qui précèdent touchant l’appartenance de l’image à la sphère de la communication, qu’au milieu du XIXe siècle le renouvellement de la théorie de la mythologie ait été dû à l’initiative d’un linguiste, s’appuyant dans la restitution des sources de la création mythologique à des considérations d’un ordre purement linguistique; et le moindre intérêt de cet épisode de l’histoire des idées n’est pas de nous rendre en l’occurrence témoignage de la fécondation mutuelle entre le point de vue historique et le point de vue systématique. W. von Humboldt ayant classé les langues en isolantes, agglutinatives et flexionnelles, Max Müller en entreprend en effet, selon ces normes caractéristiques, la reconstruction générique. Distinguons alors entre un état du mot employé avec sa véritable signification de nom ou de verbe ou de mot plein; et un état où le même mot sera employé comme une particule, comme un signe purement déterminatif ou formel, mot vide. Nous aurons là «tout le secret du développement du langage, depuis le chinois jusqu’à l’anglais».

D’une part, nous tenons, en effet, des grammairiens chinois qu’un mot peut devenir vide, c’est-à-dire perdre son sens primitif. Ajoutons-y l’observation que les mots vides ou morts sont particulièrement exposés à l’altération phonétique. Nous pouvons imaginer trois états du langage correspondant à la classification tripartite de Humboldt: il peut y avoir des langues où les mots, vides ou pleins, conservent leur forme indépendante; des mots vides peuvent perdre leur indépendance, éprouver une altération phonétique et dégénérer en simples suffixes ou désinences; des mots pleins peuvent à leur tour perdre leur indépendance et être attaqués «de la même maladie qui a défiguré les suffixes et les préfixes». Dans cet état, il n’est souvent plus possible de distinguer entre les éléments radicaux et les éléments formatifs des mots.

On reconnaît la préfiguration du modèle «archéologique» de Freud. Mais l’un de ses éléments mérite plus particulièrement de nous retenir dans la mesure où il jette un pont, chez Müller lui-même, entre la théorie de la stratification et l’interprétation de la mythologie, de Müller à Freud, entre la théorie de la mythologie élaborée par le linguiste et la théorie des processus de rêve développée par la psychanalyse. «Maladie du langage», on vient en effet d’évoquer la caractéristique assignée par Müller à l’altération phonétique des mots pleins. Or la même désignation est appliquée par lui au ressort de la production des mythologies, à savoir la métaphore.

Suivons en effet la destinée des racines primitives: elles sont formées par onomatopées; elles sont confirmées par la sélection naturelle: elles président à la formation des noms. Par exemple, de racines signifiant «briller», «être éclatant», on a formé des noms pour le soleil, la lune, les étoiles, les yeux de l’homme, l’or, l’argent, le jeu, la joie, le bonheur, l’amour. Nous dirons alors qu’il y a métaphore radicale, lorsqu’une racine qui signifie «briller» est ainsi employée pour former le nom «de la brillante lumière de la pensée, ou de cette joie de l’âme qui éclate en hymnes de louange». Mais il y a métaphore poétique, «lorsqu’un verbe ou un nom déjà créés et attachés à quelque action ou à quelque objet déterminés sont transposés poétiquement à quelque autre action ou à quelque autre objet. Par exemple, lorsque les rayons du soleil sont appelés les mains ou les doigts du soleil, les noms qui signifient mains et doigts existaient déjà et sont appliqués, par une figure poétique, aux rayons qui sortent de ces corps lumineux». Or les langues anciennes sont caractérisées par l’intensité de ces deux tendances homonymique et polyonymique. Nous pourrons donc décrire dans la vie des peuples une période «mythologique», non pas dans le sens restreint où on emploie généralement le terme, «mais plus généralement en l’appliquant à toutes les sphères de la pensée et à toutes les classes de mots».

«Or, souligne Müller, toutes les fois qu’un mot quelconque, après avoir été employé d’abord métaphoriquement, est employé sans que l’on ait une conception claire des degrés par lesquels il a passé de sa signification originelle à son sens métaphorique, il y a danger de mythologie; ou, si je puis ainsi m’exprimer, nous avons une maladie du langage, soit que ce langage traite d’intérêts religieux ou d’intérêts profanes.»

Par exemple, une même racine sanskrite ark , arch , signifiant être ou rendre «brillant», donne un substantif qui, à l’exclusion de tout autre sens, ne signifie qu’un chant de louange, un hymne qui réjouit le cœur et fait rayonner le visage des dieux; en dérive également, par ailleurs, un terme adopté comme le nom propre de la lumière par excellence, le soleil. Et ce terme était aussi employé dans le sens d’hymne de louange. Nous avons là, dans l’esprit de Müller, un exemple évident d’une métaphore radicale. Une même racine sous une forme absolument identique fut attribuée d’une manière indépendante à deux conceptions distinctes. Si l’on venait à oublier la raison de l’attribution indépendante d’une même racine à deux idées, soleil et hymne, il y avait danger de mythologie, et effectivement nous trouvons dans l’Inde qu’un mythe s’était formé à ce sujet, et la fable racontait que les hymnes de louanges étaient émanés du soleil ou avaient été originairement révélés par lui. Ainsi, dans le cas de la métaphore «radicale», «un malentendu mythologique fut causé par le fait qu’une seule et même racine dut fournir les noms, de conceptions différentes, en sorte que, après un certain laps de temps, les deux noms furent supposés être un seul et même nom, ce qui fit transporter à l’un la signification de l’autre».

8. Expression musicale du destin

Que le détail de ces analyses soit aujourd’hui périmé n’infirme en rien la fécondité de l’inspiration dont elles procèdent: simplement la science des mythes a-t-elle tiré parti pour son compte propre des progrès accomplis depuis Müller par la linguistique. D’une part, élargissant à l’échelle d’une sémantique générale la conception saussurienne selon laquelle il n’est de signifiant que différentiel, elle analyse le contenu manifeste des mythes en un système d’oppositions. D’autre part, se fondant sur la représentation des processus de culture en tant que réseau d’échanges, elle se met en mesure de rapporter au système de leurs polarités élémentaires les oppositions dans lesquelles les mythes s’analysent. Ainsi le mythe sera-t-il compris comme le champ où le groupe exprime sa structure – le problème étant de préciser le niveau et la forme spécifique où cette expression cristallise: «Si les mythes ont un sens, écrivait Claude Lévi-Strauss en 1955 dans un article sur la «Structure des mythes», celui-ci ne peut tenir aux éléments isolés qui entrent dans leur composition, mais à la manière dont ces éléments se trouvent combinés». Plus précisément, «le mythe relève de l’ordre du langage, il en fait partie intégrante; néanmoins, le langage, tel qu’il est utilisé dans le mythe, manifeste des propriétés spécifiques». «Enfin, ces propriétés ne peuvent être cherchées qu’au-dessus du niveau habituel de l’expression linguistique; autrement dit, elles sont de nature plus complexe que celles qu’on rencontre dans une expression linguistique de type quelconque.»

Autrement dit, les unités dont le mythe est constitué relèveront de deux types d’organisation. Les unes appartiennent au domaine général de la linguistique: phonèmes, morphèmes et sémantèmes; les autres, désignées comme mythèmes, appelleront une détermination spécifique. De 1955, où, pour la première fois, référence est faite à l’harmonie, jusqu’à la série des Mythologiques qui, dix années plus tard en développeront la suggestion, cette détermination se précisera dans sa visée comme exigence d’une organisation solidairement synchronique et diachronique, dans sa forme comme un type d’expression relevant de l’analogie musicale.

On soulignera «ce caractère commun du mythe et de l’œuvre musicale, d’être des langages qui transcendent, chacun à sa manière, le plan du langage articulé, tout en requérant comme lui, et à l’opposé de la peinture, une dimension temporelle pour se manifester». Aussi bien la méthode d’analyse des mythes appliquée par Lévi-Strauss consistera-t-elle à «traiter les séquences de chaque mythe, et les mythes eux-mêmes dans leurs relations réciproques, comme les parties instrumentales d’une œuvre musicale, et d’assimiler leur étude à celle d’une symphonie». Précisons cependant cette relation au temps qui leur est commune; elle «est d’une nature assez particulière: tout se passe comme si la musique et la mythologie n’avaient besoin du temps que pour lui infliger un démenti. L’une et l’autre sont en effet des machines à supprimer le temps. Au-dessous des sons et des rythmes, la musique opère sur un terrain brut, qui est le temps physiologique de l’auditeur; temps irrémédiablement diachronique puisque irréversible, et dont elle transmute pourtant le segment qui fut consacré à l’écouter en une totalité synchronique et close sur elle-même». Si bien «qu’en écoutant la musique et pendant que nous l’écoutons nous accédons à une sorte d’immortalité». Or, «le mythe, lui aussi, surmonte l’antinomie d’un temps historique et révolu, et d’une structure permanente». Précisons encore: ce qu’est à la musique «la série illimitée des sons physiquement réalisables, où chaque système musical prélève sa gamme», le mythe l’assume de son côté sous les espèces des «occurrences historiques ou crues telles, formant une série théoriquement illimitée d’où chaque société extrait, pour élaborer ses mythes, un nombre restreint d’événements pertinents». Pareillement, au «temps psycho-physiologique déterminé chez l’auditeur de musique par la périodicité des ondes cérébrales et des rythmes organiques, la capacité de mémoire et la puissance d’attention», répond dans le secteur de la mythologie un temps scandé selon la longueur de la narration et la récurrence des thèmes. C’est donc par l’application à ces continus de «grilles» naturelle et culturelle que se constitue un premier niveau d’articulation discontinu, puis des organisations d’ordre supérieur.

Cet isomorphisme nous permettra d’énoncer que si «la musique expose à l’individu son enracinement physiologique», la mythologie «fait de même avec son enracinement social». Plus fortement, ainsi que l’écrit Lévi-Strauss, «l’une nous prend aux tripes, l’autre, si l’on ose dire, au groupe . Et pour y parvenir elles utilisent ces machines culturelles extraordinairement subtiles que sont les instruments de musique et les schèmes mythiques». Nous voyons donc en quel sens également commun elles surmontent l’une et l’autre «l’antinomie d’un temps historique et révolu, et d’une structure permanente».

Or ce nœud de l’histoire et de l’anhistorique, c’est le destin même. Ainsi se confirme et se précise le passage de l’imagination onirique à l’imagination mythique: il répond à l’ouverture du destin individuel sur le destin collectif. Et nous nous expliquons aussi comment les images où Lévi-Strauss s’efforce de susciter l’inaccessible foyer du mythe éveillent des limbes d’un anonymat plus profond notre hantise, elle-même inassouvie à jamais, des sources du rêve. Comme le rêve, en effet, scelle en sa structure la carence de l’ego, le mythe recueille et assume dans l’impersonnalité du récit cette quête passionnée où le groupe poursuit son identité. Ainsi se confirme la stratification de l’imaginaire et sa loi. Mais au-delà du mythe, ainsi s’annonce également l’expansion des mondes où son développement se perpétue.

9. Les mondes imaginaires

Mondes romanesques et cosmologies poétiques, mondes de théâtre ou de cinéma, nulle philosophie n’aurait aujourd’hui l’audace d’élargir à l’échelle de la curiosité, de la technique et de la création modernes l’effort déployé par les grands systèmes du XIXe siècle pour situer sous leurs catégories directrices les domaines fondamentaux de l’imaginaire. Simplement peut-on marquer les possibilités de confrontation partielle qu’a ouvertes la recherche moderne sur l’impulsion dont ils procèdent. Si l’imagination est fonction d’un sujet communiquant, à la position dialectique de l’Autre par rapport auquel cette communication se situe, est suspendue l’organisation de l’œuvre qu’elle institue. Qu’est-ce qu’un monde, en effet, sinon l’habitat originaire dont chaque sujet constituera le domaine de ses investissements, avec le relief des obstacles et des percées au gré desquels se développera sa destinée? Mais nous savons bien aussi que les présences sensibles qui nous frappent de plein fouet ne sont qu’un domaine infime au regard de l’invisible qui les enveloppe. Aussi bien ne pourrions-nous faire à l’imaginaire sa part dans la genèse de ces mondes, ni leur reconnaître une individualité, s’ils se composaient, ne fût-ce qu’idéalement, par recoupement de perspectives empiriques. Mais cet invisible vers lequel toute spéculation comme tout désir humains ont de toujours précipité, comment expliquer qu’il compte pour nous en chaque instant comme le plus proche des horizons, et pourtant qu’il ne se lasse pas plus de nous fuir que nous ne désespérons de nous y joindre, comment expliquer cette insistance de l’absence, si elle n’émanait du fond d’altérité d’où notre prochain nous tente ou nous appelle? Les psychologues de l’enfance le savent bien, qui ont le privilège, par le dessin, de les saisir à leur naissance: ce que représentent ou mieux expriment ces premiers mondes, c’est l’insertion, en un réseau, d’attentes, de satisfactions et de jouissances dont le nœud se situe en un entourage humain. Loin que le monde tissé de nos perceptions soutienne ce langage et lui donne matière, c’est au contraire au lieu prédéterminé par ce langage qu’il prendra consistance. Et de ce point de vue la constitution d’un monde imaginaire cesse en principe de faire problème: sa cohésion, son organisation en une totalité originale ont leur fondement dans la singularité du destinataire, auquel le message qui lui est sous-jacent s’adresse. Chaque individu n’a-t-il pas, en son intimité, un interlocuteur secret, auprès duquel son discours se rassemble et trouve sa norme et sa mesure? La psychologie issue de la psychanalyse rejoindra donc ici les enseignements d’une certaine expérience religieuse: l’âme n’est pas substance, support des états du psychisme, elle est la «capacité» de coexistence, l’altérité immanente du sujet, – et chaque monde imaginaire est, de cette altérité, l’empreinte. Rechercher sur une surface vierge le tracé d’une période réglée de la parole afin d’enclore en son contour les signes évocateurs d’un paysage poétique, planter le décor d’une action intégrant sa propre durée, abandonner ce décor lui-même aux vicissitudes d’un procès filmique, toutes ces opérations, au même titre que les productions plastiques de la peinture, de la sculpture ou de l’architecture, nous proposent l’énigme du réglage de l’intention expressive sur la distance à laquelle se tient son destinataire, distance indéfiniment variable, et dont les variations commandent la distribution du spectre artistique, des ombres glacées de l’absence aux jeux gratuits d’un narcissisme triomphant.

Une esthétique générale – mais qui la tenterait? – aurait donc à reconstituer chacune de ces sphères de communication que sont les mondes imaginaires, c’est-à-dire à en articuler la typologie d’ensemble, avant d’entrer dans le foisonnement des mondes particuliers, où chaque créateur fixe l’écho de son propre message. Hélène Tuzet en a fait la tentative sur le terrain de la littérature en son étude sur Le Cosmos et l’imagination . S’il est vrai cependant que l’expression littéraire suscite, en sa plus haute puissance, un foisonnement de mondes imaginaires, on est fondé à se demander si les œuvres plastiques ne sont pas soutenues dans leur création par une intention analogue. La parole, en effet, n’intervient pas dans l’expansion cosmique de l’imaginaire selon la détermination discontinue des éléments de discours, mais en raison de la position constituante de l’Autre auquel le message s’adresse. De même, la genèse de l’œuvre plastique se laissera-t-elle décrire dans la diversité des types consacrés par la classification des beaux-arts, chacun d’eux pouvant être rapporté à la position qui revient à l’Autre dans l’organisation d’un domaine spécifique d’expression. Pierre Kaufmann s’y est employé dans une recherche parue en 1967 sur l’Expérience émotionnelle de l’espace . Il a tenté en particulier de montrer que la mise à jour de la dimension intersubjective sous-jacente aux créations plastiques autorise une déduction des formes idéales sous lesquelles en émerge le sens, et qu’il a désignées comme catégories émotionnelles ou catégories d’expression: Destin, sacré, destinée. Ainsi, des vicissitudes de l’expérience d’autrui au développement de la sublimation esthétique, la genèse de l’imaginaire peut-elle être restituée systématiquement. Tâche inépuisable, dont la fécondité s’est déjà marquée par exemple dans la liaison établie entre la catégorie émotionnelle du Destin, et les créations architecturales et sculpturales de l’âge grec classique. La méthode devrait être maintenant étendue aux formes modernes de la culture: s’agit-il de la production cinématographique, par exemple, il lui reviendrait de découvrir comment les conditions de structure qui sont celles du film, comment, au premier chef, la conversion en un continu spatio-temporel du système de référence qui forme l’assise de notre environnement perceptif, président à l’instauration de dimensions d’expression en apparence aussi disparates que celles du western et du drame social, de la comédie de mœurs et de l’épopée à grand spectacle, de la comédie musicale et du reportage. Ainsi pourraient se révéler notamment les sources de la puissance d’envoûtement du film, et le privilège dont il jouit dans l’évocation d’une destinée; et en dehors même de la sphère proprement esthétique, dans le domaine de l’imagerie publicitaire par exemple, dans le déploiement des créations techniques, dans le renouvellement des paysages et dans l’ouverture du cosmos, ainsi encore pourraient se diversifier les manifestations du fait fondamental que représente la constitution intersubjective de l’imaginaire.

Avec l’organisation de ces mondes, se pose en des termes nouveaux la question de la portée de l’imagination, au regard d’une visée de vérité. L’imagination trouve en effet son fondement dans le monde qu’elle institue, et ce monde, surgissant au lieu même où l’Autre est invoqué, semble y trouver la caution d’un statut. Toute représentation de l’imaginaire appellera donc une critique, au sens philosophique du terme: elle portera, au premier chef, sur les puissances successives de cette altérité dont l’intersubjectivité n’est encore qu’une expression confuse, aussi longtemps qu’elle n’explicite pas son ultime condition de possibilité dans le dessaisissement de soi dont la mort est Principe. En ce point, les enseignements de la recherche empirique moderne rejoignent une tradition classique, au seuil de laquelle survit la tradition augustinienne: «La force de l’amour est telle, lisons-nous au livre dixième du Traité de la Trinité , que ces objets en lesquels l’âme s’est longtemps complue par la pensée et auxquels elle s’est agglutinée à force du souci, elle les emporte avec elle, lors même qu’elle rentre en soi, en quelque façon, pour se penser. Ces corps, elle les a aimés à l’extérieur d’elle-même, par l’intermédiaire des sens, elle s’est mêlée à eux par une sorte de longue familiarité, mais comme elle ne peut les emporter à l’intérieur d’elle-même, en ce qui est comme le domaine de la nature spirituelle, elle roule en elle leurs images, et entraîne ces images faites d’elle-même en elle-même... Elle s’assimile à ces images, non par son être, mais par la pensée... en elle subsiste le pouvoir de juger qui lui fait distinguer le corps, qui lui reste extérieur, de l’image qu’elle porte en elle: à moins que ces images ne s’extériorisent au point d’être prises pour la sensation de corps étrangers, non pour des représentations intérieures, ce qui arrive couramment dans le sommeil, la folie ou quelque transport (ecstasis ).»

10. Au-delà de la communication

Aussi bien, sur le terrain de la psychanalyse, la problématique développée par Jacques Lacan a-t-elle porté au-delà du rapport intersubjectif de communication la fonction constituante de l’altérité. Permettant de suivre, d’étape en étape, les changements de perspective qu’appelle ce dépassement dans l’élaboration du statut de l’imaginaire – égologie, cinématique, dynamique, logique discursive, kénogenèse –, les divers moments schématiquement repérables, entre 1936 et 1980, par le stade du miroir, le graphe, la topologie des surfaces, la systématique des quatre discours et la théorisation des nœuds borroméens déplacent l’analyse de la critique initiale de la formation du moi dans le registre de l’imaginaire à la concaténation de cet imaginaire dans la chaîne signifiante (mécanique représentable par le graphe); de celle-ci à la double définition de l’« objet a », objet, mais aussi, et plus profondément, cause du désir de par son statut de reste sur le fondement de la coupure subjective (dynamique représentable par les surfaces topologiques); de cette déduction à la logique du type de discours qui l’instaure (détermination topique du «plus-de-jouir» dans le discours du psychanalyste, et par rapport au discours hystérique en particulier); articulation enfin de l’imaginaire au symbolique et au réel dans une écriture «borroméenne» propre à caractériser chacun de ces registres par le vide auquel il donne forme, et leur articulation trinitaire par celle de leur vacuité respective: «kénogenèse», si l’on peut en l’occurrence risquer le terme, la distinction des points de vue mécanique et dynamique se trouvant pour sa part reprise de la formulation même de Lacan.

Aisément repérables et datables, les impulsions extérieures dont Lacan n’a cessé de tirer parti ne mériteraient d’être soulignées que pour faire mieux saisir l’originalité non moins éclatante de leur élaboration. Si les analyses de Rank ont préparé la dialectisation et l’imaginaire, tandis qu’émanent en un premier temps des recherches techniques de Lévi-Strauss, de Jakobson et de Benveniste les orientations maîtresses du symbolique de Lacan, essentielle au regard de la psychanalyse demeurait la difficulté de situer dans la chaîne signifiante le lieu d’émergence de l’imaginaire; mais c’est, au premier chef, de la clinique que viendra la solution, d’une clinique du manque paradoxalement développée sur le thème de la relation d’objet et, plus précisément, de la détermination de la frustration – dam imaginaire d’un objet réel – et de la castration-opération symbolique sur un objet imaginaire. De ce premier repérage linguistique, Lacan cependant s’affranchira du moment où la construction de l’aliénation permettra de faire dériver le fantasme, sur le fondement du cogito, de la refente subjective. Ainsi se justifiera la formule du fantasme déjà proposée: «S poinçon de a». Un progrès décisif ne s’en est pas moins accompli de la description mécanique des processus illustrée par le graphe, à la dynamique. Le «petit a», disions-nous, n’interviendra plus en tant qu’objet, mais en tant qu’il est cause du désir. Désormais, en effet, se trouve reporté au-delà de l’imaginaire le pôle de visée devant lequel il fait écran; et de cette fonction de la coupure confirmation est apportée par l’interprétation de la série de Fibonacci, faisant valoir sous les espèces du nombre d’or l’unique expression possible de l’incommensurabilité de l’«objet a » à l’unité intersexuelle qui est celle de la sublimation.

Inaugurée sur le thème de l’imaginaire, poursuivie sur le thème du symbolique, à propos duquel les ressources de la linguistique, nous dit-il, se sont révélées décevantes, c’est en sa dernière version sur le thème du réel que débouche la recherche de Lacan, soutenue par la construction des nœuds borroméens. Ainsi se trouve consacrée, dans l’écriture du discours théorique de la psychanalyse, la rupture avec le principe de la concaténation de l’imaginaire: les nœuds de l’imaginaire, du symbolique et du réel, où s’expriment les caractéristiques de la consistance, de l’insistance et de l’ex-sistence, se nouent entre eux par leur vacuité même. En particulier, l’excentricité du pôle de l’imaginaire, déjà suggérée par le renvoi de l’objet imaginaire à la fonction causale du «reste», s’inscrit ici de l’articulation de la consistance de l’imaginaire – principe du sens – avec l’existence du réel. Aux formulations avancées dans le séminaire de 1957 sur la relation d’objet touchant la frustration et la castration, répond alors celle du séminaire RSI de 1972 – la jouissance phallique est liée à la production de l’ex-sistence, c’est-à-dire à l’émergence de l’impossible comme réel.

Ajoutons cependant que l’écriture borroméenne, qui se situe elle-même, de par sa consistance, dans le registre de l’imaginaire, participe de l’ex-sistence et du réel en tant que les nœuds se tiennent entre eux. La dernière pensée de Lacan – on en ferait remonter l’inspiration, en l’occurrence, à la systématique des quatre discours – reconnaît au mouvement centrifuge du sujet scindé une destination théorique. On hésiterait à dire qu’elle vise la logique d’une mystique, si les dernières lignes des fragments posthumes de Freud n’en préfiguraient le dessein. Le «Motif du choix des coffrets» ne nous offrait-il pas déjà une allégorie de l’imaginaire, dans cette alchimie par laquelle la mort se pare à nos yeux des traits divins de sa contradictoire? Logique paradoxale, en effet, qui suspend la jouissance à la fulguration de l’impossible.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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